Les origines

Les origines

extrait du texte d’E. Charlot, un récit de Zeneï Oshiro, paru dans le Karaté Magazine de Mars 2017 et annoté par mes soins.

Une île entre deux grands

Quand Zeneï Oshiro était à la campagne, petit, à Okinawa, on ne disait pas un « karateka », on disait un « ti-chikaya », celui qui utilise la main (ti, te, de). Il s’agissait d’hommes qui avaient une réputation dans le voisinage, des combattants qui maîtrisaient des techniques de percussion avec les paumes, des saisies, des contrôles. Dans son village, dans sa jeunesse, il y avait encore ceux qui étaient chargés de régler les querelles. Ils prenaient ce qui leur tombait sous la main et ils allaient discuter. C’était une époque ou le combat à mains nues, ou même à armes blanches, était encore possible, voire fréquent. Avant Funakoshi, avec le mae-geri on visait entre les jambes et le karaté se pratiquait main ouverte. Le poing, ça peut briser en surface, c’est une arme de duel. On pourrait dire que les Okinawaiiens l’aiment bien cependant parce qu’il va bien avec la pratique du makiwara, typique de chez nous ! La paume, c’est un coup qui porte en profondeur, qui peut blesser gravement et on peut saisir, contrôler, tordre -je crois que l’esprit d’Okinawa avec le travail de renforcement du corps, favorisait le poing fermé.

C’est pour cela que les hommes qui maîtrisaient ces techniques ne les enseignaient pas aux autres. Ils n’étaient pas nombreux, les experts reconnus. Avant Funakoshi, le karaté, c’est une dizaine de personnes. Ces techniques, c’était leur trésor, ils avaient aussi conscience qu’elles pouvaient tuer. Pour être successeur, il fallait en être digne, être testé, choisi. Des épreuves de courage, de discipline, de qualité morale. Parce qu’enseigner à des gens qui pouvaient devenir ensuite des criminels, c’était une grande responsabilité et parce qu’ensuite, dans la mentalité d’Okinawa qui est différente de celle du Japon, le disciple fait partie de la famille. La popularisation du karaté à l’époque de Gichin Funakoshi et de Myagi Chojun est passée par une transformation profonde. C’était un autre temps qui commençait, on offrait le karaté à tout le monde, pour l’éducation.

Évidemment, on n’a pas enseigné les principes et les gestes les plus dangereux. Okinawa était un petit royaume, un minuscule groupe d’îles ou quelques dizaines de milliers de personnes (aujourd’hui ils sont un million deux cent mille, moitié moins avant la guerre…), paysans et pêcheurs, un monarque dans son palais et sa garde, ont tenté de vivre au long des siècles en bon contact avec deux puissants voisins. Okinawa est au large du Japon, et à égale distance des côtes de l’énorme Chine, toute proche. La puissance chinoise a toujours régné sur Okinawa, représentée par des officiels qui faisaient le voyage et restaient six mois, le temps d’orienter la politique locale, de renouer les liens, d’officialiser par les sceaux chinois les lois nouvelles de l’île. La famille royale d’Okinawa, ses ministres, ses hommes d’arme faisaient aussi le voyage inverse. C’était un monde dangereux et tout le monde voyageait avec des gardes du corps. On commerçait, malgré les bandits et les pirates, les sabreurs japonais, les hommes de main chinois, on se déplaçait avec les petits chevaux d’Okinawa, à pied, en bateaux. II n’y avait pas d’armes à feu comme en Occident – car si le Japon a découvert les mousquets dès le XVIe siècle, cette technologie ne s’est jamais vraiment développée et ne concerna jamais Okinawa. On était aussi loin des grandes villes, des clans structurés, des régions plus policées. Alors les techniques de combat traditionnelles étaient très importantes. On se battait avec des armes diverses on retrouve encore la trace de ces techniques dans le karaté à mains nues d’aujourd’hui comme on retrouve le sabre dans l’aikido japonais. Et il n’y avait pas que la caste guerrière qui se battait, comme au Japon. Ceux qui maîtrisaient mieux que les autres un art du combat étaient utiles à leur communauté. Ils gardaient les villages, protégeaient les expéditions, travaillaient comme « samouraï » (NdR : au sens de serviteur, de vassal) pour le roi d’Okinawa.

Les 36 familles

Au tout début du XVe siècle. En 1404 exactement. Trente-six familles, trente-six clans chinois débarquent à Okinawa. Ils sont là parce que le roi a demandé cette faveur à la Chine. Ils sont capables de faire beaucoup de choses que le minuscule royaume ne maîtrise pas. Confectionner des objets, poteries, céramiques, construire des bateaux…

Ils s’installent, sans doute avec des conditions « royales », dans le village de Kume qui est aujourd’hui devenu un quartier de Naha (NdR : Naha est un des trois villages d’Okinawa avec Tomari et Shuri qui furent les foyers du karaté). Ces grands clans savent aussi se défendre et bien qu’ils gardent le secret sur leurs méthodes de combat, ils influencent les gens de la région notamment à cause des fêtes ! Parce que pendant les fêtes, on faisait du théâtre, de la danse. Mais aussi des démonstrations d’arts martiaux. On a retrouvé des programmes de festivités qui remontent au XVIᵉ siècle et qui comportent des démonstrations de kata. Les gens en parlaient, ils essayaient dans leur coin, ils cherchaient à surprendre des entraînements secrets. Parfois il y avait des échanges. Et puis il y avait ceux qui travaillaient pour les Chinois…

Jusqu’à une époque récente, descendre d’une des branches des trente-six familles, c’est une carte de visite. Cela veut dire que tu as eu, peut-être, accès au style familial de génération en génération. C’était le cas d’Arakari Seisho, dit « le chat », mort en 1920, qui a enseigné à Higaonna Kanryo.

Okinawaiien, il était réputé d’origine chinoise, descendant lointain d’une des « trente-six familles ». Quant à son célèbre élève, Higaonna, c’était le fils d’un marchand de bois qui possédait trois navires et commerçait sur les îles voisines. On dit qu’il y laissa sa vie. Son fils reprit l’affaire et pour la défendre devint le maître le plus respecté de la « main de Naha » (NdR : Naha-Te). Parmi ses quelques rares successeurs figurent le créateur du goju-ryu, Myagi Chojun. C’est cette influence des familles chinoises qui donne son caractère particulier au « Nahate »›. C’était le style des marchands, en contact avec la Chine, en particulier la province de Fukien, au Sud, au bord de la mer où s’étaient abrités de nombreux experts, notamment du style de la Grue Blanche, comme dans l’île de Taiwan, toute proche d’Okinawa.

À Tomari, il y avait le port. On y forma des combattants forts, mais le style était vraiment proche du Naha-te. A Shuri, c’était là qu’il y avait le château du roi, « Shuri-Jo » et les experts étaient les chefs de sa garde, avec une influence japonaise plus marquée… Mais il faut bien voir que tous ces lieux sont en fait au même endroit, là où tout se passait à Okinawa. Naha et Shuri sont distants de cinq kilomètres et Tomari est au milieu ! D’ailleurs aujourd’hui tout est dans la même ville.

Les Satsuma

En 1526, le roi Sôshin promulgue une loi interdisant toutes les armes. Ce n’est pas qu’il y avait un risque de révolte majeur, il a juste dû vouloir garder le monopole avec sa milice. Bien sûr, par voie de conséquence, cette décision renforce les experts du combat à mains nues et suscite le développement des kobudo, l’utilisation des instruments agraires (NdR : Nunchaku, Kama, Tonfa… sont des outils). Quand on analyse les noms des kata, en karaté on voit une influence chinoise très marquée, tandis que tous les noms des kata de kobudo viennent du patois okinawaiien. C’était sans doute une création des paysans qui cherchaient à pouvoir se protéger malgré tout et discrètement.

En 1609, le clan des Satsuma vient se cacher à Okinawa. Neuf ans plus tôt, ils ont participé à la fameuse bataille de Sekigahara dans le camp des perdants et se replient sur cette île perdue. C’est une situation qui ne manque pas d’intérêt pour eux, car, outre la discrétion de leur retraite, ils gardent un pied hors du Japon qui est en train de se fermer sur lui-même, peuvent commercer avec la Chine et avec les Îles environnantes. On parle souvent d’invasion de Satsuma, en fait, il n’y pas eu de résistance, ni de combats collectifs entre paysans et samouraïs ! Cela aurait été d’autant (plus) impossible que les armes sont alors interdites depuis quatre générations. Peut-être quelques frictions individuelles… D’ailleurs si l’influence des Satsuma sur la cour d’Okinawa est importante, ils prennent tout de même soin de se montrer très discrets, disparaissant à la campagne, quand les fonctionnaires chinois et leur suite étaient dans les parages ! C’est sans doute sur les « samouraïs » du roi -des familles dont la charge est la défense du souverain et qui habitent non loin du château- que leur présence fit le plus d’effet.

L’êcole Shuri

Kanga Sakugawa
Kanga Sakugawa

Le premier grand pratiquant dont l’histoire a gardé un peu plus que le nom est l’un de ces « samouraïs » : Sakugawa Kanga (1782 1838). Il sera le père fondateur de la branche la plus connue du karaté moderne, conduisant au shotokan d’aujourd’hui. Il était pratiquant de la « main », qu’on disait de Chine, To-de, (ou même des Tang, Tang-de), sans qu’on sache vraiment aujourd’hui qui lui avait appris son art. Experts chinois qu’il rencontre dans son parcours, notamment quand il est du voyage avec le souverain okinawaien vers le continent. Mais aussi culture familiale (on parle parfois du « To » de Sakugawa) et échanges divers dans sa jeunesse. Sakugawa n’est pas n’importe qui. C’est un officiel, qui peut parler d’égal à égal avec les experts chinois et japonais. Un homme de prestige dans cette petite communauté où tout le monde se connait, un passionné, reconnu par tous. Son successeur dans le poste est Matsumura Sokon (1798-1890), dit « Bushi », le guerrier, non pas tant pour sa classe sociale -il a lui aussi la responsabilité de la sécurité des rois d’Okinawa- que pour son aura de combattant. Formé par son prédécesseur, d’autres maîtres okinawaiiens et chinois, il est aussi en contact avec le clan japonais des Satsuma qui le formera à son école de sabre personnelle, la jigen-ryu. Un style puissant qui préconisait la répétition du même geste des milliers de fois par jour ( !) : s’élancer de cinq mètres pour frapper un unique coup, capable à l’époque, de couper un homme en deux de l’épaule au nombril. Cette influence spécifique de « shuri-te » est créée dans un esprit un peu différent de celui de Naha. Plus dur, plus direct et qui rompt avec l’esprit du corps à corps pour aller vers la distance du sabre. On raconte beaucoup d’anecdotes sur « Bushi » Matsumura. C’est lui, qui, sollicité pour un défi contre un taureau, l’aurait « vaincu »… en le préparant pendant des mois. Chaque matin il allait dans le champ de la jeune bête et la frappait avec un bâton. Une fois dans l’arène l’animal s’est enfui en le voyant approcher ! C’est le même genre d’aventure pour son mariage : fille d’un expert, la jeune femme ne souhaitait pas épouser un homme faible et testait d’éventuels prétendants en se déguisant en homme. Matsumara aurait éventé le pot aux roses en constatant qu’un mae-geri très bien placé n’avait eu aucun effet ! II racontait ensuite que sa femme était plus forte que lui.

Itosu et Motobu

Itosu Anko (1830- 1915) est lui aussi un homme du roi, successeur de Matsumura, dernier représentant de sa garde -il faisait aussi office de secrétaire. C’est lui qui vivra le changement d’ère du Japon, la fin de l’époque féodale. Il a un pied sur les deux rives. Intelligent et ouvert, il est le véritable initiateur de l’ouverture du karaté, mais dans le même temps, il forme à l’ancienne un nombre choisi d’élèves, pas plus d’une dizaine, dont Gichin Funakoshi fera partie. C’est encore la pratique chez soi ou dans le jardin, habillé en tenue de tous les jours, sans le cérémonial inspiré plus tard du Japon. À la même époque, Choki Moto bu, dit « le singe », est un pratiquant de Naha-te à l’aura assez trouble. Il ne cesse de chercher a apprendre et à s’affirmer par ses poings… On dit que sa famille aurait refusé de lui enseigner l’art familial réservé à l’aîné. Cela ne l’a pas empêché de devenir un combattant très redouté et utilisateur forcené du makiwara. Il était adepte du « kakidameshi », qui consistait à tester tous ceux qui lui paraissaient assez forts. Sa réputation n’est pas très bonne, mais on lui reconnaît le courage d’avoir cherché à défier des hommes vraiment forts avec un esprit sincère. II partira, comme Funakoshi pour le Japon, mais n’y restera pas, malgré quelques défis célèbres, ne parlant pas la langue et manquant de la subtilité et de la diplomatie nécessaires. L’avenir appartenait au karaté-do…

 

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