Question de style
Le(s)s karaté(s)s
Entretien avec Serge Devineau extrait du Karaté Magazine n° 33 de juillet 2009.
Fort de nombreux voyages au Pays du Soleil Levant, de trois ans d’étude de Japonais et de plus de 40 années de pratique et de réflexion, Serge Devineau, auteur du « Dictionnaire Franco-Japonais », enseignant de karaté shotokaï, a accepté de converser avec nous à bâton rompu de sujets ayant trait à la tradition martiale. Dans ce numéro (NdR Franck : le numéro 33 de Karaté Magazine), il tente de nous éclairer sur les différents styles de karaté.
Le peuple japonais semble doté d’une très grande faculté d’adaptation et d’un sens inné pour assimiler les connaissances venues de l’extérieur, Ceci peut se vérifier à maintes occasions et dans de nombreux domaines (culturel, religieux, technologique..,) aussi loin que remontent les contacts du Japon avec l’étranger.
Dans le processus d’assimilation des Japonais, quel que soit le domaine, existe une première phase d’imitation suivie d’une compréhension plus profonde puis de l’intégration pure et simple avec les adaptations nécessaires pour rendre typiquement japonais l’élément ainsi assimilé. L’art que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Karaté ne fait pas exception à la règle.
Serge Devineau, on cite souvent la Chine comme étant à l’origine des techniques du karaté, Qu’en est-il exactement ?
De par sa situation géographique Okinawa, le berceau du karaté, avait de nombreux contacts avec la Chine. Il ne fait aujourd’hui aucun doute que les apports de l’art de combat chinois ont enrichi les techniques, probablement assez rudimentaires, des autochtones. Malgré tout, les éléments chinois n’ont pas été seulement imités mais assimilés lentement de sorte que progressivement, le karaté est devenu un an de combat véritablement japonais.
Il y eu tout de suite plusieurs courants dans le karaté ?
À l’origine, il existait deux courants principaux, le Naha té qui mettait l’accent sur la force physique et la puissance, et le Shuri té qui développait la vitesse, la vivacité, et les grands déplacements. Il existait aussi un troisième Courant, le Tomari té, très proche du Shuri té. (le terme « té » qui signifie normalement « main » est pris ici dans le sens de « technique », « art »).
Mais alors pourquoi aujourd’hui rencontre-t-on tant de styles de karaté ?
On peut légitimement se demander pourquoi le karaté s’est diversifié en autant de styles et souvent, dans chaque style, de tendances différentes. Il n’existe pas vraiment de réponse à cette question mais on peut avancer un certain nombre d’hypothèses :
La première est le passage de l’enseignement personnalisé à l’enseignement de masse et l’introduction du karaté dans le Honshu (l’ile principale du Japon).
En effet, dans le courant du XIXe siècle, le karaté était exclusivement basé sur la pratique de kata et bunkai, et il était enseigné par un maître à deux ou trois disciples seulement. On peut raisonnablement penser que l’étude était personnalisée et que les kata ainsi transmis étaient adaptés en fonction de la morphologie et de l’état d’esprit du pratiquant, Or, avec l’adoption du karaté dans le système scolaire, au début du XXè siècle, il a fallu adapter la pédagogie et standardiser les techniques, ce qui a pu mettre en évidence différentes conceptions. À partir des années 1920, des experts de Karaté originaires d’Okinawa vont s’établir à Tokyo et dans les grandes villes du Honshu pour créer des écoles qui représentent aujourd’hui les styles les plus connus : Shotokan ryu (issu du Shuri té), Goju ryu (issu du Naha té), Seo ryu (qui fait référence aux courants Shuri. et Naha). Peu à peu, le Karaté va se « japoniser ». La pratique va être complétée par divers exercices (notamment de Kumité). Ce qui va accentuer les différences et créer une rivalité entre les différents styles existants ou provoquer la création de nouvelles écoles telle que le Wado ryu par exemple.
La guerre, perdue par le japon, a-t-elle eu une influence également ?
Oui, l’évolution de l’après-guerre peut être la seconde raison à cette multitude de styles. Après la défaite du Japon, les autorités américaines vont dissoudre l’organe représentatif du Sudo, la Dai Nilion Butokukai, (à cause des valeurs ultra nationalistes qu’elle défendait) et n’autoriser la pratique des arts martiaux que dans le cadre d’une activité sportive. Cette évolution va provoquer de nouvelles divisions entre les tenants du karaté sportif et ceux qui restent attachés aux valeurs traditionnelles du Budo.
Et selon vous quelle est la troisième raison à cet éclatement des styles ?
Et bien… Le Karaté d’aujourd’hui, tout simplement ! De nos jours, il existe une pléthore de styles, écoles, associations… dont l’intérêt n’est parfois évident que pour les adeptes de ces différents groupes. Sans doute, certains experts, en nombre très limité, ont eu une évolution qui leur a permis d’avoir une conception personnelle de la pratique et de créer un nouveau style, complet et cohérent. Mais, dans nombre de cas, ce qui dans un style différencie une tendance de la tendance voisine ne porte que sur des points de détail, des variantes, et non sur la conception fondamentale de la pratique. On peut donc se demander pourquoi certains cherchent à mettre en relief les petites différences existant entre deux tendances plutôt que d’en montrer tous les points communs. Est-ce pour être le numéro un du groupe dissident et avoir ainsi une impression de pouvoir ? Est-ce pour des questions d’ordre pécuniaire ?
Mais alors il ne reste finalement que peu de différences entre les styles ?
En réalité il n’existe, comme autrefois à Okinawa, que deux approches fondamentalement différentes, d’une part la pratique basée sur la force physique, la puissance, la résistance, et d’autre part la pratique basée sur la fluidité, la vitesse, la vivacité. Il existe aussi deux approches différentes en fonction du but recherché : le karaté sportif et le karaté traditionnel, deux formes qui ne sont pourtant pas incompatibles, loin s’en faut. Parmi les nombreux styles qui sont proposés en France, chacun peut choisir, en fonction de sa morphologie, de son état d’esprit, de ses aspirations personnelles, du karaté qui lui convient. Il faut seulement veiller à avoir une réserve vis-à-vis des groupes dont le « maître » prétend détenir la Vérité et demande une confiance absolue. Il faut garder présent à l’esprit que le meilleur moyen de ne rien voir, c’est de suivre aveuglément quelqu’un.